Conférence : Vampyres contre Modernité

Conférence IV (3)

La figure du Vampyre est bien connue de tous, ne serait-ce que par l’interprétation qu’en fit Bela Lugosi qui immortalisa la représentation d’un mort-vivant aux cheveux gominés et au goût vestimentaire baroque, ou encore du fameux Nosferatu de Murnau, qui consacra la fatalité de la lumière pour cette créature. Toutefois, malgré les idées reçues que nourrirent les nombreux films en la matière, le Vampyre est en réalité une figure aussi complexe que moderne, bien qu’âgée de plusieurs siècles ! Sans cesse poursuivi par une volonté de le renouveler, les diverses actualisations que le célèbre mort-vivant subit n’entraînèrent pas que des effets positifs. Comme le disait Marigny en 2003 : « L’inconvénient d’un tel procédé est que l’on risque de sombrer très vite dans le stéréotype. Le vampyre étant par excellence un personnage enfermé dans une codification très précise… ». Aujourd’hui, les dernières productions en date continuent de souffrir d’une vision étriquée, sinon consumériste. Finalement, la grande question que l’on se pose en comparant les œuvres du XIXe et du XXe siècle, c’est de se demander comme nous avons pu passer du monstre décrit dans Dracula à une espèce de boule disco’ engendrée par Twilight.

C’est en voulant répondre à cette interrogation que Fabrizio Tribuzio-Bugatti, président fondateur de l’association Apocryphos, et Jonathan Frickert, écrivain, analyseront les diverses évolutions et mutation de ce vampyre mal-aimé et maltraité.

Du mythe à la littérature (par Jonathan Frickert)

Le vampyre apparaît de manière très officieuse et incertaine dans la Genès, notamment sur le cas de Caïn, maudit par Dieu lui-même après avoir commis un fratricide. Une confusion est possible, due au livre de Nod, probablement apocryphe. Cela apporta néanmoins une fiction inventée pour les besoins d’un jeu de rôle, Vampire : la Mascarade, prêtant ainsi aux vampyres une origine mythologique, pour ne pas dire biblique. Aucun réel élément ne permet cependant de relier Caïn aux vampyres. Pour ce que l’on trouve exactement comme citation, nous noterons la terrible condamnation de Dieu :

« Désormais, tu es maudit, chassé loin du sol qui s’est entrouvert pour boire le sang de ton frère versé par ta main.

 Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus toutes ses ressources. Tu seras errant et vagabond sur la terre.»

Caïn dit à l’Eternel: «Ma peine est trop grande pour être supportée. Voici que tu me chasses aujourd’hui de cette terre. Je serai caché loin de toi, je serai errant et vagabond sur la terre, et toute personne qui me trouvera pourra me tuer.»

L’Éternel lui dit: «Si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois» et l’Éternel mit un signe sur Caïn afin que ceux qui le trouveraient ne le tuent pas. »

Nous trouvons ainsi à travers cet extrait la dissimulation du vampyre loin de Dieu (et justifierait sa phobie des reliques et objets théistes), mais aussi de la lumière (Dieu a créé la Lumière, il apparaît toujours sous une forme similaire, qu’il s’agisse du buisson ardent ou en songe où il est éblouissant). De même, nous noterons que la stérilité des vampyres peut, peut-être, trouver sa justification aussi dans la sentence suivante : « Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus toutes ses ressources ». Le mystère de la marque de Caïn demeure toutefois entier. Nul ne sait à quoi il ressemblerait exactement (corne, lèpre, lettre du tétragramme YHWH…). En revanche, l’immortalité du vampyre est elle aussi explicable par cette garantie paradoxale qu’octroie Dieu : « l’Éternel mit un signe sur Caïn afin que ceux qui le trouveraient ne le tuent pas. »

Enfin, un apocryphe donne bien sûr une suite à l’histoire de Caïn, qui narre ses différentes tentatives de fonder une nation, en vain conformément à la sentence divine : « Tu seras errant et vagabond sur la terre ». Il est dit que par trois fois Dieu proposera Son pardon à Caïn, et trois fois ce dernier refusera. Ce reniement par trois fois recouvre une symbolique connue à travers les récits bibliques ; tout le monde connaît l’épisode de l’arrestation du Christ, où ce dernier prévient Pierre la veille qu’il le reniera trois fois, ce qui finira par arriver. Ce triple reniement est aussi repris par Alexandre Dumas dans La Dame Pâle, où le vampyre renie par trois fois le repentir que lui offre son frère, avant de se faire occire. Il n’a toutefois plus été évoqué dans les récits postérieurs de Le Fanu et Stoker.

Bien entendu, le mythe biblique ne fait lui-même que reprendre à son compte des folklores pré-existants, eux-mêmes bibliques, ou païens. Nous trouvons ainsi dans les sociétés archaïques la présence de Lilith, catégorisée comme démon chez les Akkadiens et nommées alors Lilitù, qui devient la première femme d’Adam dans les canons hébreux primitifs, mais qui comprend déjà des caractéristiques vampyriques : « des esprits du vent nocturne, apportant avec eux les épidémies. »

Évidemment, ce rapport prononcé au sang conservera une forte symbolique dans le Christianisme tantôt associé comme une rédemption comme en témoigne la Cène où le Christ partage une coupe de vin en disant « Ceci est mon sang ». Toutefois, les folklores locaux conserveront une trace tenace de sa connotation péjorative ; les sorciers utilisent du sang pour leur magie depuis Circée, sans discontinuité.

 Le folklore gréco-romain n’est pas en reste non plus, avec ce qu’il compte d’empuses, à l’apparence de jeunes filles vidant le sang des hommes endormis. (Luxure/sang, caractéristique commune) et qui furent les ancêtres des succubes de la période médiévale, ou des goules et autres stryges. Toutes ces créatures ont pour dénominateur commun leur attirance pour le sang, ou tout du moins leur façon de se nourrir en consommant (et consumant) la vie de leur victime.

Ici, la dernière tentative de Carmilla de se nourrir de Laura.

Ici, la dernière tentative de Carmilla de se nourrir de Laura.

Toutefois, la mythologie européenne du vampyre se développe au Xième siècle, associant paganisme nordique et croyances chrétiennes, en conjonction avec les grandes épidémies. La mortalité importante contribue en effet à alimenter les rites païens et l’expansion des superstitions. La région balkanique étant particulièrement tiraillée entre religiosité chrétienne et passé païen, il n’est pas étonnant d’y retrouver les premiers mots qui engendrèrent « vampyre », comme le fameux « oupir ». Il est cependant à noter que si le mot « vampire » tel que nous le connaissons a été massivement diffusé par la langue anglaise grâce à l’ouvrage Travels of Three English Gentlemen, publié dans le Harleian Miscellany de 1745, le mot provenait à la base du français « vampyre », lui-même issu de l’allemand « vampir », introduit au XVIIIe siècle par la forme serbo-croate « вампир » (vāmpῑr.). En réalité, tout un lexique s’est créé dans les Balkans pour désigner les différentes sortes de morts-vivants ; l’on parle ainsi de « Moroï » ou de « Strigoï » en Hongrie et en Roumanie au XVe siècle, qui distinguaient les vampyres mortels des immortels, les nobles des impurs. Le fils d’un vampyre est nommé « Dhampir », et le « Vrykolakas », s’il nécessite la même méthode de destruction, semble être un syncrétisme de tous les différents revenants précités.

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Le pieu est l’arme la plus célèbre pour occire un vampyre.

Enfin, le vampyre servit surtout à pallier le manque d’explications rationnelles, du fait d’une science encore très peu développée, pour divers phénomènes alors totalement paranormaux aux yeux de la population médiévale. De nombreux cas de vampyrisme furent recensés, et l’on attribue volontiers les symptômes de la porphyrie rétroactivement à certains cas, malgré la division des scientifiques sur ce sujet. C’est dans la première moitié du XVIIIe siècle que le phénomène du vampirisme prend une ampleur considérable, avec deux cas parmi les plus célèbres : ceux de Peter Plogojowitz et d’Arnold Paole, en Serbie. Le contexte social est déjà dominé par la peur du vampyre. Plogojowitz serait en effet revenu hanter son fils pour avoir de la nourriture. Après qu’icelui refusa de lui en donner, il fut retrouvé mort le jour suivant. Michael Ranft reprendra ce cas dans son traité De masticatione mortuorum in tumulis, en 1728.

Ce furent toutefois Élisabeth Báthory et Vlad III Basarab dit « L’Empaleur » qui donnèrent au vampyre cette figure de noble bien connue de tous. S’il n’est nul besoin de présenter le second, la première fut notamment réputée pour avoir torturé des jeunes filles et s’être baignée dans leur sang dans l’espoir de conserver sa jeunesse. Cette légende demeure toutefois fortement contestée,  formée dans le but de remettre en cause l’attribution du pouvoir à une femme dans une société alors phallocratique.

"Bien qu'un siècle et demi fut écoulé depuis son inhumation, son teint avait conservé un incarnat velouté. Aucune odeur de cadavre n'émanait du cercueil" -Le Fanu, Carmilla-

« Bien qu’un siècle et demi fut écoulé depuis son inhumation, son teint avait conservé un incarnat velouté. Aucune odeur de cadavre n’émanait du cercueil » -Le Fanu, Carmilla

De l’évolution de la figure vampyrique à sa mutation (par Fabrizio Tribuzio-Bugatti)

L’évolution du vampyre dans la littérature est sans doute l’une des plus frappantes qui soient. Il suffit en effet de comparer deux archétypes du genre, Dracula et Twilight, pour comprendre que cette figure a subi un véritable bouleversement, tant dans son statut de monstre que son rapport avec le récit. Ces deux archétypes offrent aussi un second constat. Dracula et Twilight ont en commun d’être les aboutissants d’un siècle de littérature vampyrique. L’on remarque effectivement que Bram Stoker s’est fortement inspiré de la littérature gothique du XIXe pour son canon, notamment de Carmilla de Le Fanu, dont il voulait rendre hommage dans la monture originelle de son livre, mais il prend aussi en compte les apports de Polidori, de la Fiancée de Corinthe de Goethe, et peut-être même de la Dame Pâle de Dumas père ; bref, autant d’éléments qui nous permettent de qualifier Dracula de véritable syncrétisme de la littérature vampirique et gothique du XIXe.

Pareille comparaison est possible pour Twilight en ce qui concerne la littérature vampirique du XXe siècle, plus précisément de la moitié post-1945. Comment ne pas penser à Anne Rice quand on nous indique que les rapports intimes et les sentiments ont une place prépondérante dans la saga de Stéphenie Meyer ? Bien sûr, d’autres œuvres notables ponctuèrent le siècle dernier, à commencer par la Dame au Linceul, de Stoker, mais aussi le fameux Nosferatu de Murnau, qui introduisit le mythe tenace d’un vampyre photophobe au point de brûler sous l’effet des rayons solaires (bien que Carmilla ne sorte qu’en après-midi) ; Mademoiselle Christina d’Éliade qui restaura les superstitions originelles du mythe, mais aussi Je Suis Une Légende, qui tente d’apporter une explication scientifique de l’état vampirique.

C'est dans Nosferatu que le vampyre craint la lumière du jour pour la première fois.

C’est dans Nosferatu que le vampyre craint la lumière du jour pour la première fois.

A] Oppositions littéraires

Les oppositions littéraires concernent plusieurs grilles de lecture, constatables entre les auteurs du XIXe siècle et du XXe. Ces différences résident dans la nature du vampyre (1), mais aussi dans la narration (2)

1- Dichotomie de nature

Il est à noter que la première dichotomie de nature réside dans l’origine même de l’état de vampyre. Chez Goethe et Le Fanu, il s’agit d’une malédiction, d’un fléau qui s’abat aussi bien sur le vampyre que sa victime. Cela se voit notamment dans la Fiancée de Corinthe, où le vampyre repousse d’abord sa victime, le prévenant à demi-mot de la fatalité qui l’attend s’il ne réfrénait pas son amour pour la morte-vivante. Cette équivocité se retrouve nettement dans Carmilla, où celle-ci finit par dire à sa victime (qui l’ignore encore) : « Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. ».

"Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne."

« Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. »

Néanmoins, c’est l’ambivalence de l’attraction-répulsion qui concentre toute la complexité du vampyre littéraire. Cette ambivalence se caractérise par les pulsions sexuelles que provoquent les morts-vivants envers leurs victimes, comme il est possible de le voir à travers quelques extraits de Carmilla et Dracula :

Carmilla : « Or, à vrai dire, cette belle inconnue m’inspirait un sentiment inexplicable. J’étais effectivement, selon ses propres termes, « attirée vers elle », mais j’éprouvais aussi une certaine répulsion à son égard. Néanmoins dans cet état d’âme ambigu, l’attirance l’emportait de beaucoup. »

Dracula : « L’haleine en un sens était douce, douce comme du miel […] mais quelque chose d’amer se mêlait à cette odeur, quelque chose d’amer comme il s’en dégage de l’odeur du sang.»

Cette ambiguïté fut reprise par Éliade dans Mademoiselle Christina, écrit en 1936, où l’auteur s’était rigoureusement attaché à restaurer le folklore roumain du monstre : « En même temps que la terreur et le dégoût qui l’accablaient comme un délire, il ressentit l’aiguillon d’une volupté morbide, d’un plaisir empoisonné qui l’humiliait et l’affolait à la fois. »

Cela s’inscrit pleinement dans le vaste courant du romantisme, qui portait cette admiration du Beau qu’incarna le fameux « syndrome de Stendhal ». Le vampyre correspond à ce canon de Beauté presque abstraite, qui met en émoi quiconque le contemple.

Ce fut Ingrid Pitt qui incarna Carmilla lors de l'adaptation cinématographique de l'histoire de Le Fanu.

Ce fut Ingrid Pitt qui incarna Carmilla lors de l’adaptation cinématographique de l’histoire de Le Fanu.

Si le mouvement d’attraction-répulsion peut apparaître comme une prémisse à la liberté sexuelle, il faut rappeler qu’en réalité, ce rapport servit toujours la morale chrétienne, voire puritaine, dont des auteurs tels Le Fanu ou Stoker étaient réputés pour en être les adeptes. En effet, le vampyre meurt toujours, la victime se repend se son attirance, rédemption qui prend parfois la forme d’un mariage, comme dans La Dame Pâle, sinon d’une promesse conjugale renouvelée, comme dans Dracula. Aujourd’hui, cet aspect moraliste qui concluait les récits de l’époque est totalement vaporisé.

Cette dichotomie n’existe bien sûr plus chez Rice et Meyer, chez qui le vampyre est « plus beau que beau », comme la publicité « plus blanc que blanc », comme le disait si bien Catherine Dufour. Si l’esthétique gothique demeure chez Rice, l’attraction-répulsion n’existe plus. Et pour cause ! Le but de ces romans est de vendre un phantasme, le vampyre est donc séduisant, chanteur de rock, libertaire. Toute sa noble ambiguïté est anéantie.

L'attraction-répulsion est magnifiquement rendue ici; la victime s'abandonne au vampyre qui révèle son vrai visage.

L’attraction-répulsion est magnifiquement rendue ici; la victime s’abandonne au vampyre qui révèle son vrai visage.

2- Dichotomie narrative

Nous l’avons dit auparavant, Dracula est l’aboutissant d’un siècle de littérature gothique. Il descend tout droit des œuvres de Byron, Polidori, Goethe, Dumas, et surtout Le Fanu, qui se caractérisaient par un environnement sombre, peuplé de châteaux en ruines, de forêts infinies, et d’une menace sourde (le vampyre), indéfinissable, invisible même, sans parler de la dimension érotique qui brille par sa subtilité.

Dans toute la littérature du XIXe siècle, jamais le lecteur ne peut cerner le vampyre ; il est insaisissable. Il ne prend que très rarement la parole (et cela se voit toujours dans Dracula), use de la parole presque uniquement pour charmer ses proies ou pour les condamner. Cela est manifeste dans Carmilla, où ces prises de paroles ne le rendent pas moins impénétrable pour autant. Pis même, lorsque Laura, la protagoniste, insiste pour qu’elle lui révèle ses origines, Carmilla lui répond : « ne cherche pas à en savoir davantage sur moi et les miens ». On rappellera au passage qu’à son arrivée au manoir suite à un accident, la mère de Carmilla prohiba strictement au père de Laura de poser toute question sur leurs origines.

C’est d’ailleurs là que réside la force des romans et films d’horreur qui fonctionnent, car ils reposent sur une menace aussi omniprésente qu’invisible, ou tout du moins quasi-invisible. Cela se constate dans Carmilla, mais aussi dans Dracula où le monstre est relaté par des récits indirects, et dont les apparitions forment toujours un climax. En faisant du vampyre le narrateur, Anne Rice neutralisa tout son caractère horrifique. Meyer acheva cette mutation en le transformant l’état vampyrique en état enviable, provoquant une attirance sexuelle, le tout mêlé à une romance à l’eau de rose que les éditions Harlequin n’auraient pas reniée ! Toute l’ambiguïté du vampyre qui se fondait sur l’attraction-répulsion est ainsi réduite à néant, il n’est en réalité plus qu’un vulgaire alibi commercial pour assurer les ventes d’un récit aux qualités contestables.

Voici un décor gothique typique.

Voici un décor gothique typique.

Cette dichotomie narrative apporta un autre paradoxe. Alors que le vampyre est le personnage central des récits du XIXe et du XXe siècle, l’on peut constater une autre inversion flagrante des rôles. Dans La Dame Pâle, Carmilla, ou encore Dracula, l’intrigue se forge sur la découverte du vampyre, son histoire, et de ses attributs. Toutes ces informations sont distillées afin de former le futur climax lors de sa prochaine apparition, sinon de son apparition finale.

Bela Lugosi, qui immortalisa l'aspect baroque du vampyre jusqu'à nos jours.

Bela Lugosi, qui immortalisa l’aspect baroque du vampyre jusqu’à nos jours.

La première mutation se situe toujours chez Anne Rice où, bien qu’il figure toujours au centre du récit, il en devient un protagoniste aussi banal que n’importe quel elfe le serait dans une histoire de fantaisie. La deuxième mutation intervient évidemment chez Meyer, ou non seulement le vampyre n’est plus au centre de l’intrigue, mais ne représente qu’un protagoniste comme n’importe lequel de ses adjuvants, voire en devient un comme c’est le cas de la saga Twilight. Sa nature n’est donc plus l’enjeu principal du récit, dont les interrogations qui peuvent nous pousser à nous demander quel intérêt littéraire y avait-il à incorporer des vampyres là-dedans.

B] Opposition des contextes sociaux ?

Les Chroniques d’Anne Rice et Twilight de Meyer ont en effet ce dénominateur commun qu’est la société de consommation. Alors que c’est l’ennui qui motiva les auteurs du XIXe siècle à écrire, ceux du XXe furent conditionnés d’une toute autre manière par leur époque. La littérature vampirique et gothique s’inspire du vaste mouvement romantique. Il cherche à s’arracher à la réalité et à la société. Le vampyre caractérise la sauvagerie qui se terre en chaque Homme, et cet extrait de Dracula par la bouche de Van Hellsing est déjà annonciateur :

« Il apprend des langues étrangères ; il s’initie à une autre vie de société, à un renouvellement de ses anciennes coutumes, à la politique, aux lois, aux finances, à la science, aux habitudes d’un pays nouveau, d’un peuple nouveau venu après lui. Ce qu’il en entrevoit ne fait qu’aiguiser son appétit et son désir. »

Le vampyre n’est pas l’antithèse d’une société nouvelle où il serait anachronique. Au contraire, cette dernière lui offre l’opportunité d’une évolution qui lui permettra de s’en saisir en s’en appropriant les codes qui la caractérisent et qui constituent sa faiblesse.

Paradoxalement, l’avènement de la société de consommation n’amènera pas l’évolution qu’on était en droit d’attendre. En réalité, et c’est le sens de l’intitulé de cette partie, le XXe siècle et ses auteurs ont opérés une mutation de la figure du vampyre. Il n’est plus cette menace qui pourra s’abreuver des faiblesses de la société pour mieux la gangréner, mais il en devient une victime culturelle. Si l’on reconnaît volontiers à Anne Rice d’avoir innové en faisant du vampyre le narrateur de l’histoire, il n’en devient pas moins un ersatz de sa nature littéraire telle qu’elle fut posée par ses prédécesseurs. En voulant bouleverser les codes, Anne Rice en posa d’autres, qui devinrent les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui la bit-lit. Cette affirmation n’est en rien audacieuse, il suffit de résumer correctement le fond d’Entretien avec un Vampyre, par exemple, pour s’en rendre compte. Que sont finalement les vampyres d’Anne Rice, sinon des éphèbes efféminés qui entretiennent des rapports homosexuels et finissent par adopter un enfant avec lequel Louis entretiendrait des relations libidineuses ? N’est-ce pas là une apologie du libertarisme et de l’homme nouveau qu’accoucha la société de consommation ? Le vampyre n’est plus un être effrayant, sa connotation érotique ne réside plus dans l’ambiguïté attraction-répulsion. Au contraire, il est devenu, à travers l’œuvre de Rice et de façon plus manifeste, car plus grossière, dans celle de Meyer, un pur phantasme sexuel, qui n’a pas d’autre but que de faire rêver un certain public attiré par les beautés efféminées. Voilà une idée bien sexiste que d’escompter le succès d’une œuvre non pas sur les goûts littéraires des lecteurs, mais sur leurs phantasmes !

Une simple comparaison permet d'appréhender tout le dépit provoqué par la mutation.

Une simple comparaison permet d’appréhender tout le dépit provoqué par la mutation.

Cela est dit par Anne Rice elle-même par la bouche de Lestat quand il s’interroge sur sa nature, n’excluant pas la possibilité d’être un miracle. Voici le postulat de base balayé, et sa monstruosité intrinsèque aussi. Il n’est plus question d’être un monstre, mais un phantasme désiré.

 Twilight aggrave cette mutation. Il est l’aboutissant d’un siècle de littérature conditionnée par la société de consommation, voire un aboutissant littéraire du consumérisme libertaire tout court. Le vampyre de Meyer n’a définitivement plus rien d’une monstruosité, et d’ailleurs, sa caractéristique n’est plus que prétexte à une romance à l’eau de rose dont on ne saisirait aucune différence de fond son le dépouillait de ses quelques attributs fantastiques. Regardons de plus près ; l’autrice distingue les bons vampyres des mauvais, les premiers se refusant à s’abreuver de sang humain, mais va encore plus loin. Le vampyre de Twilight est doté de pouvoirs à la manière d’un super-héros de comic. Où est donc le vampyre là-dedans ? Les mauvaises langues seraient portées à penser que l’appellation même de vampyre ne revêtirait qu’un vulgaire rôle d’alibi commercial ; difficile de les contredire, tant cela semble être vrai.

L'excellent Vampire Sucks a su cerner intelligemment tous les stéréotypes de Twilight

L’excellent Vampire Sucks a su cerner intelligemment tous les stéréotypes de Twilight

Cette mutation est bien sûr engendrée par un autre facteur important ; la motivation amenant à l’écriture n’est plus du tout la même chez Le Fanu et Meyer, Stoker et Rice. Alors qu’au XIXe nous avons des personnages de la haute société écrivant pour échapper à l’ennui, nous avons, après la Seconde Guerre Mondiale, des autrices qui rédigent des romans dont on ignore le but et les enjeux. Et c’est là le symptôme de toute la « littérature » de notre époque ; elle se bâtit sans aucune réflexion sur elle-même, sans se demander ce qu’elle peut apporter au mythe vampyrique, mais s’interroge au contraire sur la manière d’être la plus vendeuse possible. Cette subordination de la qualité à la rentabilité est bien connue des littérateurs et des petites maisons d’édition (qui doivent parfois s’y adonner pour joindre les deux bouts), mais participe à gonfler cette masse sous-culturelle que nous ne connaissons que trop bien. Et pourtant, si Dracula était l’aboutissant syncrétique d’un siècle de littérature gothique et vampyrique, un nouveau cycle prometteur semblait commencer dans un genre où l’on n’attendait pas forcément un renouveau du vampyre ; la Science-Fiction.

Une occasion ratée ? (par Jonathan Frickert et Fabrizio Tribuzio-Bugatti)

 

En effet, c’est le fameux Je Suis Une Légende, écrit par Richard Matheson en 1954, qui ouvrait une belle opportunité au vampyre pour se renouveler. En plein Âge d’Or de la Science-Fiction, à l’heure où le space-opera et Isaac Asimov triomphaient, Matheson eut l’idée géniale de réutiliser la figure vampyrique dans un cadre post-apocalyptique, et tenta pour la première fois de lui attribuer une explication scientifiquement crédible, en l’espèce un virus. Contrairement au film grotesque sorti en salles avec Will Smith qui fit état de zombis, le livre reflète avec brio les tâtonnements du héros Neville qui cherche à comprendre l’origine de la pandémie. Essayant d’abord d’exorciser les « malades » à l’aide de crucifix, d’ail et d’eau bénite, il finit par comprendre qu’il s’agit d’une mutation. Et si au début les vampyres sont eux aussi photophobes, ils finissent par se renforcer et à supporter sous la lumière du jour. Bien sûr, tous ne sont pas contaminés, mais souffrent d’un syndrome existant réellement, qui consiste à être persuadé d’être un vampyre pour mimer, inconsciemment, le véritable état. Ce syndrome recouvre une nouvelle ampleur dans le livre du fait qu’il existe de réels suceurs de sang.

Le génie de l’œuvre de Matheson ne réside cependant pas ici, mais dans son dénouement final, qui apporte un réel but à l’enjeu du récit ; Neville est le dernier Homme, et c’est en cela qu’il est une légende. Cette inversion des valeurs, où le merveilleux finit par dominer le réel, où le banal devient extraordinaire, n’est cependant qu’une face de ce dénouement. Matheson distingue aussi ici l’avènement de la société nouvelle, d’un « homme nouveau » qui cherche à détruire son passé, incarné par Neville. Cette tabula rasa au profit d’une société hors sol n’est pas sans rappeler les dérives du consumérisme, qui commençait déjà à frapper les États-Unis… Cela rend encore plus incompréhensible la mutation opérée une vingtaine d’années après par Meyer, alors que George Steiner fustigeait déjà dans son Château de Barbe-Bleu un modèle social qui se complaisait dans sa propre médiocrité…

Deux livres, deux nouvelles opportunités, réduites à néant par la bit-lit.

Deux livres, deux nouvelles opportunités, réduites à néant par la bit-lit.

Et malgré cela, Dan Simmons trouvera l’idée d’écrire L’Échiquier du Mal à la fin des années 1980, œuvre qui fera dire à Stephen King qu’il a trouvé en Simmons son rival le plus sérieux, sinon le seul. L’Échiquier du Mal fait quant à lui état de vampyres psychiques, mais ingère aussi le traumatisme des camps de concentration de la Seconde Guerre Mondiale.

Les vampyres psychiques se distinguent des précédents en ce qu’ils n’ont pas besoin de contact physique avec leur(s) proie(s) pour s’abreuver de leur énergie vitale, car ils ont la capacité de les contrôler par simple télépathie. Une autre évolution du vampyre qui mérite qu’on s’y intéresse de près, si on est passé à côté de ce chef-d’œuvre, même si la bit-lit aura finalement le dernier mot…

À propos de Apocryphos

L’association « Apocryphos » est une association littéraire ayant pour but la promotion de la littérature et de l’écriture, de réunir les passionnés de littérature, de former une structure leur permettant de discuter, débattre et diffuser leurs idées, mais aussi la possibilité de participer à des manifestations littéraires. Voir tous les articles par Apocryphos

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