Drogues et création littéraire

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La représentation d’un artiste ou d’un écrivain consommateur de drogue pour trouver l’inspiration est généralement admise par tous. Si l’on peut évidemment contester cette vision, son ancrage dans l’imaginaire collectif est surtout dû à l’ancienneté de cette pratique, qui date du milieu du XIXe siècle en Europe, lorsque l’Angleterre entama l’importation de pavot sur son sol. La consommation de drogue pour l’époque, et notamment le haschisch, était par ailleurs plus forte parmi les couches populaires et non sans raison ; ce stupéfiant était bien moins onéreux qu’une pinte de bière.

 

C’est cependant bien avant, avec Thomas de Quincey que l’on aura le premier ouvrage revendiquant ouvertement son écriture sur la consommation de drogue, au titre suffisamment explicite : Confession d’un mangeur d’opium anglais (1822) ; la popularisation de cette pratique n’aura en effet lieu qu’à la seconde moitié du siècle. Elle concernera des auteurs connus de tous, tels que Théophile Gautier, Baudelaire, Poe, mais aussi des genres littéraires à part entière, quoiqu’ambigus sur la question, comme les surréalistes, l’absurde ou l’éphémère mouvement dit Le Grand Jeu.

Parce que c’est en France qu’on constate l’avènement de cette pratique à la fin du XIXe siècle, où des auteurs fréquentèrent le fameux Club des Hashischins, dont Théophile Gautier (qui en écrira un livre éponyme), mais aussi Baudelaire (qui écrira ensuite ses Paradis Artificiels), Nerval, Dumas, et même des peintres comme Eugène Delacroix. Le but de ce club n’était autre qu’un moyen pour son créateur, le docteur Moreau, d’observer les effets de la drogue sur le corps et l’esprit.

Parce qu’en effet, si Théophile Gautier consommait ces stupéfiants, ce n’était pas à but récréatif, mais expérimental ; jusqu’à ce qu’il finît par développer une addiction qui lui fit regretter son choix. Il suivit alors Baudelaire dans sa critique de la consommation de drogues comme catalyseur littéraire. Ce dernier concluait d’ailleurs les Paradis Artificiels ainsi : « Voilà une substance [le haschisch] qui interrompt les fonctions digestives, qui affaiblit les membres et qui peut causer une ivresse de vingt-quatre heures. Le vin exalte la volonté, le hachisch l’annihile. Le vin est un support physique, le hachisch est une arme pour le suicide. »

 

Quincey, Gautier et Baudelaire, trois visions différentes quant à l'influence de la drogue sur la création littéraire.

Quincey, Gautier et Baudelaire, trois visions différentes quant à l’influence de la drogue sur la création littéraire.

Cette pratique devint controversée aussi rapidement et paradoxalement qu’elle devint un phénomène. Paul Bourget mit particulièrement ce paradoxe en valeur de bien belle manière, en écrivant : « Ils ont inventé un art de décadence, disent les uns, de renaissance, disent les autres, art personnel, suraigu et affamé d’au-delà ».

Ce rejet de la consommation de drogue comme agent créateur dans l’écriture devint, pendant les Années Folles, la position officielle du courant des surréalistes, qui comprenait notamment Aragon et André Breton. Cela n’a cependant pas empêché plusieurs surréalistes de s’y adonner de manière purement lucrative.

Car contrairement aux auteurs de la fin du XIXe, qui voulaient s’ouvrir de nouveaux horizons (le but n’étant pas d’écrire sous influence, comme ce sera le cas de l’écriture automatique), les surréalistes désiraient rejeter les convenances, définissant leur mouvement comme le « carrefour des enchantements » dans la préface de l’ouvrage éponyme La Révolution surréaliste. L’écriture automatique qu’ils privilégièrent devait se faire, comme son nom l’indique, automatiquement, dénuée de toute pensée, en dehors du contrôle de toute raison (et l’on comprend alors pourquoi certains surréalistes cédèrent aux tentations de l’opium).

Le mouvement, composé de communistes notoires à l’image de Breton et Aragon, n’échappe pas en effet à son temps. Après la fin de la guerre, la société cherche à oublier les horreurs de la Grande Guerre, et la démocratisation de l’opium n’est pas innocente dans la dénomination des « années folles ». C’est avec ambiguïté que l’on constate le comportement de Breton à l’égard de ce qu’on pourrait appeler un phénomène de mode ; lui qui se voulait rejetant les valeurs suprêmes de la société en étant fondateur d’un mouvement littéraire basé sur l’imaginaire et le rêve, le voici farouchement opposé aux drogues (tout en ayant consommé lui-même). Cette quasi-contradiction n’empêchera pas quelques-uns de ses camarades d’en consommer jusqu’à l’overdose, comme ce fut le cas de Vaché (que Breton s’évertuera à dire qu’il s’agissait d’un suicide délibéré). Il demeure que la postérité a retenu le surréalisme comme le mouvement littéraire qui fondait la création littéraire sur la consommation de drogues, et le Traité du style d’Aragon n’y changea rien.

Cela ne sera pas le cas du Grand Jeu, mouvement fondé par des jeunes provinciaux à Reims qui firent un véritable appel aux toxiques, au début des années 1920. Les membres de ce groupe ne firent rien de moins que d’inventer une doctrine propre à la consommation de stupéfiants ; le simplisme, que l’on pourrait définir ainsi : « d’abord, rechercher le plus d’inconscience possible, pour cela par exemple endormir l’intelligence (l’opium et autres drogues sont des moyens propres à y parvenir, […]) », ainsi que le fit René Daumal qui l’expliquait à un autre élève.

Le quatuor lycéen qui fonda la revue Le Grand Jeu (de gauche à droite) : Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland,  René Daumal et Robert Meyrat.

Le quatuor lycéen qui fonda la revue Le Grand Jeu (de gauche à droite) : Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, René Daumal et Robert Meyrat.

Pour prendre un exemple contemporain, celui de Philip K. Dick, bien que celui-ci s’est toujours défendu de consommer des drogues telles que les acides ou le LSD (comprenez ici le sens légaliste du mot drogue, car le célèbre écrivain de science-fiction était adepte des agents médicamenteux), l’on constate aussi que sa consommation de psychotropes l’a influencé. L’on connaît en effet Dick pour avoir été une personne paranoïaque, à la vie sentimentale désastreuse. Et s’il dénonça lui aussi les méfaits de la drogue sur l’inspiration et l’écriture (il dira avoir écrit un seul texte sous acide ; entièrement rédigé en latin et en sanskrit), l’on remarque pourtant qu’à la période la plus noire de sa vie, où il était susceptiblement accroc aux médicaments, qu’il écrivit quelques-uns de ses textes les plus fameux, comme Coulez mes larmes, dit le policier, ou encore Substance Mort, qui incarnent une métaphore de toute sa détresse.

La question qui se pose quant à l’influence est une question de degré. Si Baudelaire opère un constat clinique, contrairement à Quincey qui observait les effets sur son esprit et non sur son corps, ou Dick qui fondait son rejet sur les hallucinations terrifiantes provoquées, ils se basent surtout sur l’écriture pendant la durée des effets, ou sur les dégradations subies par le corps, mais pas tant sur l’ouverture d’horizons nouveaux. L’on peut d’ailleurs rapprocher la description que donne Dick de l’une de ses visions à une représentation globale de son univers, ce qui tendrait à affirmer l’influence des drogues sur sa créativité littéraire : « je suis allé droit en enfer […]. Le décor s’est gelé, il y avait d’énormes blocs rocheux, un martèlement sourd quelque part, c’était le jour de colère et Dieu me jugeait pour mes péchés. Et ça durait, ça durait, des milliers d’années, et ça n’allait pas mieux, ça ne faisait qu’empirer. J’étais en proie à une atroce douleur physique et les seules paroles que je pouvais prononcer étaient en latin. ».

L’on pourrait dire de la corrélation entre consommation de drogue et la création littéraire qu’elle est l’illustration de la phrase de Rousseau : « on est ce que l’on mange ». À travers le prisme abordé succinctement, l’on constate que les drogues influencèrent leurs auteurs par des moyens différents, mais surtout qu’elles influencèrent ceux qui cherchaient une consolation à la douleur de vivre. On le remarque surtout chez Gautier et Dick, mais aussi chez Poe, qui fumait fréquemment de l’opium, ou encore chez Quincey qui, comme d’autres, eut son premier contact avec des dérivés (comme le laudanum) pour des raisons thérapeutiques. Répondre à la question posée, si la consommation de drogue influe sur la création artistique, serait trop long à détailler en un seul article, mais des pistes peuvent être évoquées, à défaut d’être argumentées correctement. Philip K. Dick était un dépressif, paranoïaque ; sa consommation médicamenteuse a accentué sans doute sa manière d’écrire et de dépeindre des univers futuristes noirs, qui échappent au manichéisme qui était appliqué jusqu’alors au genre de la science-fiction. Baudelaire, quant à lui, renia toute influence, disant même que les drogues abrutissaient le littérateur, à l’inverse exact du Grand Jeu, qui se reposait ouvertement dessus, ou à l’ambigüité des surréalistes, dont certains accédèrent au « carrefour des enchantements » par des voies opiacées. En soi, peut-être peut-on dire que la drogue n’est pas un gage de création littéraire (le vrai littérateur n’en a pas besoin, comme le souligna Gautier après s’être rendu compte de son addiction), mais contester son influence parmi les figures de proue qui ont forgé l’image de l’écrivain marginal consommant fréquemment des stupéfiants serait intellectuellement malhonnête.

À propos de Fabrizio Tribuzio-Bugatti

Juscagneux, souverainiste pasolinien. Rédacteur en chef de la revue Accattone et président du Cercle des Patriotes Disparus. Voir tous les articles par Fabrizio Tribuzio-Bugatti

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