Depuis la fin des années 1990, l’OMC a pris en main la problématique épineuse des droits d’auteur, notamment avec l’émergence de la bulle internet, laquelle entrainé la création d’une nouvelle forme de support : le support numérique, appelé à coexister avec – ou à dévorer ? – le papier, support sacralisé qui se voit remis en cause. Pour paraphraser la marionnette d’un célèbre entrepreneur américain, on aurait pu dire que « ceci est une révolution », d’autant que depuis le tout début de la démocratisation de la littérature par l’émergence de l’imprimerie, dont l’un des chantres fut Johannes Gensfleisch, plus connu sous le nom de Gutenberg, la littérature est devenue un marché florissant dont on peut se demander si l’industrialisation n’a pas mis de côté la qualité littéraire, surtout quand on sait que la production littéraire a été multipliée par 66 en à peine trois siècles. La création des droits d’auteurs, dont la paternité est conférée à Beaumarchais qui mit fin à l’hégémonie de la Comédie Française, permit eux –aussi l’émergence d’auteurs tout au long du XIXe siècle, de Hugo à Verne, en passant par Balzac et Stendhal. La question du numérique consiste donc à se demander s’il constitue une nouvelle révolution de démocratisation de la littérature, ou si, au contraire, il risque de plomber celle-ci par la médiocrité, laquelle serait prévisible par l’explosion d’un nouveau marché totalement accessible qui se passerait des intermédiaires obligatoires du métier du livre. Alors, le numérique, danger ou aubaine ?
Cette nouvelle forme de production littéraire pose naturellement un certain nombre de problématiques qui recoupent en grande partie la question de la transition numérique. Cette problématique touche aussi bien les éditeurs que les libraires ; la production que la vente. En effet, c’est dans une optique profondément libérale que naît l’inquiétude d’un nombre croissant d’éditeurs, du fait de la libération par le numérique, qui a pourtant pour avantage principal de permettre à l’auteur de s’affranchir des contraintes de l’édition. De plus, nombre d’éditeurs saluent légitimement l’émergence des tablettes permettant un système de lecture sécurisé, même si le lecteur constatera assez vite les maigres réductions auxquelles il aura droit par rapport à un ouvrage papier (de dix à vingt pourcents de moins selon l’analyse de Marin Dacos et Pierre Mounier parue dans Le Monde).
Cependant, ces avantages, permettant dans le même temps de maintenir un nombre substantiel de postes tout en conservant un rendement supérieur à l’impression papier, est un inconvénient notable pour l’auteur, lequel ne saurait bénéficier des mêmes avantages qu’auparavant. Il ne pourra par exemple pas prétendre au fameux à-valoir que lui donne l’éditeur et qui constitue la véritable rémunération de l’écrivain. L’à-valoir, pour ceux qui l’ignorent, est une somme que donne un éditeur à un écrivain lors de la signature du contrat d’édition afin de publier le livre. Seuls les contrats à compte d’éditeurs permettent cela (comme la prise en charge de tous les frais par l’éditeur). L’on comprend aisément pourquoi la règle la plus élémentaire pour un écrivain est de fuir les comptes d’auteur. En sus, il faut préciser que l’éditeur permet une stratégie de communication et de marketing pour assurer les ventes du livre, de par son réseau journalistique, de libraires, et surtout en permettant une bonne visibilité lors des salons et autres foires du livre.
L’éditeur permet en effet une stabilité éditoriale et financière conséquente qui ne s’accorde pas avec le caractère fortement éphémère de par l’effet océanique de ce nouveau marché littéraire. L’auteur est seul parmi des milliers, voire des millions, à la manière d’une « star » de reality show. Qui pourra endiguer, ou même filtrer, le futur flux d’écrivains se lançant pour leur propre compte sur le marché du livre numérique ? Comment le lecteur pourra-t-il choisir sereinement ? Et surtout, aura-t-il vraiment envie de piquer une tête dans cette future usine à gaz ? Probablement non. Sans compter que le livre papier, de par sa matérialité, confère une dimension professionnelle que le numérique ne possède pas. En lisant un livre réel, même s’il est mauvais, le lecteur d’aujourd’hui aura toujours l’impression de détenir un produit issu d’un professionnel, aussi bien auteur qu’éditeur.
Enfin, la problématique la plus douloureuse touche bien évidemment les libraires.
Avec le développement de plus en plus patent des sites de vente en ligne, proposant des prix attractifs et battant toute concurrence locale, les premiers à s’inquiéter de cette (r)évolution sont bien évidemment les libraires de proximité qui n’ont pas les moyens, à l’inverse des grandes enseignes, de proposer des services de vente par correspondance. Là encore, il y a donc une perte potentielle et prévisible des circuits courts, mais aussi les conseils du bouquiniste qui connaît les livres qu’il vend, et sur lequel le chaland pouvait compter.
L’interactivité, comme dans tout ce qui concerne internet, est justement quasi nulle. Plus de livres sur les frontons des libraires de quartier, plus de séances de dédicaces permettant de rencontrer en chair et en os l’auteur du livre qui nous a fait vibrer sur le coin de notre table de chevet. Internet est un écran impersonnel, sur lequel le lecteur ne pourra que se fier à la couverture et les quelques critiques qui peuvent figurer en bas de page, même si des sites permettent de feuilleter les premières lignes d’un chapitre, cela ne vaudra jamais l’approche concrète en librairie.
Au final, on retrouve, dans le cas des libraires, une extrême contorsion de l’offre, puisque seuls seront bénéficiaires les grandes enseignes et les revendeurs de livres d’occasion. Dans ce monde, plus de place pour le « moyen ».
Toutes ces mutations fournissent les armes aux plus malveillants. Le registre ReLire en est un exemple frappant. En effet, ce registre, dont le nom complet est « Registre des Livres Indisponibles en Réédition Electronique », est une idée de Bibliothèque nationale de France visant à permettre une gestion collective des droits numériques sur des ouvrages publiés et diffusés au siècle dernier et qui ne sont plus disponibles dans le commerce. Si l’idée est, comme très souvent, excellente, elle n’est pas exempte de vices inhérents à son idée même, et pour cause. Ce registre a très vite été éminemment critiqué pour plusieurs raisons et notamment sur les droits d’auteurs qu’il ne sauvegarde pas assez selon certains auteurs comme Pierre Assouline et François Bon qui y voient une privation voir de « spoliation » des droits des auteurs concernés. Son but est tout simplement de proposer numériquement des ouvrages indisponibles sur le marché du livre depuis plusieurs années, mais parmi ceux déjà disponibles numériquement, plusieurs l’ont été sans l’aval de leur auteur (et donc sans appartenir au domaine public). Les auteurs doivent d’ailleurs se battre contre une procédure ardemment complexe pour faire valoir leurs droits et obtenir le retrait de leur livre. Cette complexité s’enrichit encore d’une absence de contrôle a priori, ceci expliquant cela.
Mais ce registre n’est qu’une illustration parmi tant d’autres de ce que le piratage informatique peut faire à la production littéraire. Un mot de passe ? Facile à « cracker ». Un fichier en ligne disponible aux initiés? Pas de sécurité pour l’acquéreur. Et comment prêter un ouvrage numérique ? En deux coups de souris, il est copié et donc donné. Le prêt devient don, et donc sujet à trafic sans pour autant avoir payé le bien. Plus difficile à faire ou à dire pour l’ouvrage papier, qui ne sera pas copié sans avoir préalablement sué quelques heures.
On voit donc bien que cette dérèglementation du numérique, loin de profiter à tous et donc d’être une véritable libéralisation, est en réalité la victoire de l’insécurité pour toutes les composantes de la chaîne littéraire. Les filtres traditionnels sont en effet bien plus efficaces que ceux que l’on nous propose en l’état.La démocratisation n’est-elle pas, par l’effet de masse qui est son essence même, le point de chute le plus fatal qu’ait connu l’industrie du livre ces derniers temps ? C’est à se demander si l’on ne passe pas de la méritocratie à la médiocrité.
Et cette médiocrité s’explique par l’ouverture d’un marché justement invasif. Le marché du numérique est encore une terre que l’on pourrait qualifier raisonnablement de vierge en ce qui concerne sa légifération et réglementation. Tout le monde peut effectivement publier sur ce marché, sans restriction. Il n’y a plus de comité de lecture ou d’éditeur pour filtrer les mauvais récits. Bien sûr, l’on pourra rétorquer facilement que bon nombre d’excellents récits sont rejetés pour de simples raisons commerciales, lesquelles suivent les effets de mode (qu’elles imposent souvent elles-mêmes pour ensuite s’en prévaloir pour justifier les refus).
Cependant, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Ce marché ouvert a priori à tous, ne risque-t-il pas d’engendrer un effet de masse néfaste pour la qualité littéraire (qui est déjà en chute libre depuis quelques années, à cause de politiques éditoriales douteuses qui font la part belle à de la fantasy sous-tolkiennienne et la bit-lit) ? Sans compter que les services assurés par l’éditeur, les relectures et corrections orthographiques n’existent pas dans un marché d’auto-publication (ni à compte d’auteur d’ailleurs). Or, on le sait, de plus en plus de Français ne maîtrisent plus les bases grammaticales et orthographiques, confondent des temps ou des homonymes que l’on apprend pourtant à distinguer à l’école primaire.
Enfin, comme cela fut dit plus haut, la sélection faite par un comité de lecture est censée assurer une qualité littéraire certaine. Or, il est raisonnable de douter qu’un marché ouvert sans restriction permette à bon nombre de scribouillards (voire d’éventuels plagieurs) de s’auto-publier sur la Toile à moindre coût. Outre la possible médiocrité littéraire, n’y a-t-il pas là une concurrence déloyale avec les autres acteurs littéraires ? Que l’on publie sur des fora spécialisés reste une chose, car c’est à titre gratuit et ces communautés formées autour de la passion ne dépassent pas ce cadre. La question se pose à partir du moment où l’on marque sa production d’une valeur pécuniaire, et donc marchande.
Quant à l’effet de masse, il est prévisible. Tout le monde conçoit cette image de l’écrivain vivant de sa plume, et tous les avantages quotidiens que cela est censé procurer (avantages qui libèrent donc des contraintes laborieuses des autres travailleurs). Si aujourd’hui encore seuls quelques élus peuvent accéder à ce statut, il y a fort à parier qu’à l’avenir bon nombre d’écrivains amateurs voudront tenter l’aventure, et s’ils peuvent le faire à moindre coût, pourquoi s’en priver ? Sauf qu’en agissant ainsi, non seulement il y a très peu de chances pour eux d’accéder au rang d’élu vivant de son écriture, mais il y a au contraire un fort risque de mettre fin à ce statut d’écrivain autonome. Si l’on sabote les métiers du livre, comment l’auteur peut-il espérer une rémunération décente ? On l’a dit, c’est l’à-valoir qui constitue la rémunération principale d’un auteur (principale ne voulant pas dire constante, les revenus constants étant les droits d’auteurs, situés généralement entre 7 et 12% du prix du livre), si on parvient à court-circuiter tous les intermédiaires, il n’y aura plus personne pour les verser. Alors qu’aujourd’hui on aime à dire que « tout le monde peut être écrivain », on pourra dire ici que « tout le monde peut-être auteur ».
L’envie de lire est peut-être un atout que peut démocratiser ce nouveau format. Les lecteurs occasionnels vont-ils mieux se pencher vers ce nouveau format de lecture ? C’est fort possible, mais ces lecteurs-là, contrairement aux autres, consomment de la littérature. C’est très différent du lecteur qui lit par passion. Ce dernier le fait dès qu’il le peut, même chez lui. Le lecteur occasionnel le fera dans un transport en public qui l’amène au travail ou chez lui. C’est là qu’on peut aussi se demander si la lecture deviendra à nouveau un cercle fermé où seuls les bibliophages continueront de lire.
La fin du livre papier est aussi une question centrale du débat sur le numérique. On l’a répété plusieurs fois. Va-t-il disparaître ou devenir un objet de luxe face à la massification permise par le numérique ? Fort possible. Le numérique va-t-il s’effondrer du fait de sa massification, si cette dernière est assez intense pour l’asphyxier ? Fort possible aussi.
Mais la véritable question demeure en réalité dans le vide total de réglementation valable et valide en ce domaine. Il est envisageable que le numérique et le format papier cohabitent. Comme c’est le cas du cinéma et de la télé, et des VHS (aujourd’hui remplacées par les DVD) où l’on pensait que l’un allait être fatal à l’autre lors de leurs émergences respectives. Si la cohabitation est aujourd’hui possible, c’est justement parce que les médias ne s’adressent pas tous au même public, mais surtout (et c’est là le plus important), parce qu’ils sont encadrés par des règlements. On pourrait citer l’exemple le plus simple qui soit, le décalage obligatoire entre la sortie d’un film au cinéma et sa sortie en DVD. On pourrait étendre ce principe au livre, qui serait en fait une modulation du basculement dans le domaine public, comme le registre ReLire aurait dû le faire plutôt que de sombrer dans la déviation que l’on connaît. De même, il serait bon de réglementer les distributeurs de livres numériques au moins pour éviter l’effet de masse indésirable et par-là même l’émergence d’un trop grand nombre de récits médiocres qui engloutiraient les quelques écrivains qui pourraient avoir une chance de tirer leur épingle du jeu.
Cet enjeu est malheureusement trop souvent galvaudé et traité avec procrastination, qui elle risque plus d’être fatale que l’existence simple d’une alternative numérique. C’est dès à présent qu’il faudrait agir pour doter le livre numérique d’un cadre sécurisant et prévenir ainsi toute coercition avec les métiers du livre traditionnels. Des efforts commencent à montrer le bout de leur nez, mais leur timidité ne mérite pas qu’on s’y attarde. Il en est de même pour la fin du cumul de la ristourne de 15% sur les livres avec la gratuité des frais de ports qu’utilisaient de nombreux sites de vente en ligne. Cette abrogation, voulue par le Ministère de la Culture qui croyait naïvement effriter la position dominante d’Amazon sur le marché, profitait avant tout aux distributeurs français, comme la Fnac et des libraires indépendants. Bref, on l’aura compris, la question du numérique n’est envisagée sérieusement que par les acteurs du livres, auteurs et libraires en tête, et ceux-ci ne disposent que de faibles marges de manœuvres…
24 mars 2014 at 18:55
C’est un bon article, mais il pose des questions avec des années de retard ^^’
J’ai l’impression d’être au même moment que lorsque le MP3 est sorti et qu’on a dit que les maisons de disque allaient toutes faire faillite et que ce serait la fin du monde de la musique. Sauf que des années plus tard… eh bien non.
Dire que le lecteur ne va pas savoir où donner de la tête parce que soit disant le numérique serait moins pro (ce qui est parfois vrai) que le livre papier qui donne une impression de professionnalisme c’est d’abord prendre le lecteur pour un imbécile et ensuite schématiser beaucoup les choses.
Il y a vraiment des écrits excellents en numérique, certains même totalement gratuits parce que les auteurs les publient sur des plateformes libres.
Et les deux sont totalement complémentaires. Je pense plutôt que le lecteur justement se met plus à la liseuse que monsieur/madame tout le monde qui n’en a pas l’utilité pour l’heure. Le grand lecteur a besoin de stocker, de transporter et le numérique lui donne cette occasion. Mais le grand lecteur aime le livre et achète plusieurs éditions de son livre préféré juste pour le plaisir de remplir sa bibliothèque.
Le petit lecteur qui achète et lit 3 livres par an n’a pas l’intérêt d’acheter une liseuse ou même de perdre son temps à chercher sur internet comment le pirater, il l’achète à la fnac et le lit sur la plage durant l’été.
Bref je suis d’accord sur certains points, mais pas tout, notamment ceux que j’ai cité.
24 mars 2014 at 20:56
Mais tout cela est justement et précisément dit dans la dernière partie. Ce ne sont pas des questions qui sont posées trop tard, c’est simplement qu’elles reviennent tout le temps, comme sur le MP3, les VHS, etc.
24 mars 2014 at 21:16
A reblogué ceci sur Le blog de Jonathan Frickertet a ajouté:
Un article co-écrit avec mon collègue Fabrizio Tribuzio pour Apocryphos.
2 mai 2014 at 16:48
C’est un super article !!! J’ai adoré merci 🙂