L’évolution éditoriale de la Fantaisie

Château

Depuis Tolkien, les idées préconçues sur la Fantaisie fusent, à tort ou à raison, et la plupart arrêtent leur vision de ce genre littéraire au seul auteur du Seigneur des Anneaux ! Et pourtant, elle est un genre bien plus large et bien plus profond que ce que montrent les nombreux livres qui pullulent sur le marché de l’édition. À cause des multiples recyclages et sous-genres existants, beaucoup de néophytes ne savent pas distinguer la Fantasie avec d’autres genres de la littérature de l’Imaginaire, comme le Fantastique, ou même la Science-Fiction ! Pourtant, la Fantasie comporte ses propres éléments qui permettent une distinction facile de ces genres. Sa définition est basée avant tout sur les composants de son univers, composants communs au genre entier. Réduire la Fantasie au seul paradigme posé par Tolkien a malheureusement contribué à cette confusion, et à l’émergence de nombreux récits  médiocres, qui occultent une trop grande partie d’un genre finalement très méconnu.

La Fantasie est en effet un genre qui se démarque des autres parce qu’il est entièrement fondé sur le merveilleux. C’est sans doute là le pilier sur lequel le genre repose. Là où le fantastique se déroule dans le monde réel tout en incorporant des éléments merveilleux, la Fantasie ne compose qu’avec celui-ci. De même, en Fantasie, le merveilleux est considéré comme normal ou courant, tandis que dans un récit de Fantastique, le merveilleux est considéré comme un élément anormal et étrange. L’exemple des récits de Tolkien se déroulant en Terre du Milieu en est l’exemple le plus frappant : c’est un monde entièrement bâti pour lui seul, qui a ses propres lois et ses propres langues. La saga du Trône de Fer l’est tout autant. Il en est de même pour les univers de nombreux Jeux de Rôles dont les créateurs ont souvent écrit des romans s’y déroulant, comme c’est le cas de Jaworski pour le Vieux Royaume ou Gaborit pour les Crépusculaires. À l’inverse, Dracula de Bram Stoker démontre bien que l’élément merveilleux, en l’occurrence le vampire éponyme, n’est pas considéré comme chose normale et peu de gens sont au fait de son existence.

Néanmoins, les frontières entre fantastique et fantasie sont parfois poreuses ; ainsi est-ce le cas de La Croisée des Mondes de Pullman, qui repose sur une Terre calquée sur la nôtre, mais dont on comprend rapidement qu’il s’agit d’un monde parallèle (d’où le titre du roman). En-dehors d’une géographie et de nations identiques, le lecteur se rend vite compte que les frontières et la géopolitique ne sont pas les mêmes, mais surtout qu’il y règne en maître des éléments de merveilleux qui dépassent de loin le simple cadre du Fantastique. Pour citer quelques lois propres à cet univers, on constatera que chaque humain est lié à un familier de la naissance à la mort, mais aussi que le monde de Pullman comprend la présence de magie ou d’animaux parlants comme les fameux Ours polaires en armure.

La grande question de la Fantasie demeure surtout dans ses liens avec la Science-Fiction. Alors qu’aujourd’hui les deux genres sont souvent entremêlés, surtout à travers le médium vidéoludique, il devient de plus en plus difficile de les distinguer correctement. Il serait pourtant possible d’apporter une définition très claire, quoique partiale, pour résoudre ce problème. Beaucoup d’auteurs et d’essayistes considèrent la Fantasie comme un sous-genre de la Science-Fiction. Si l’on peut contester cette affirmation, c’est cependant le raisonnement qui est intéressant. Prenons pour exemple un récit de Science-Fiction se déroulant dans l’espace, avec ce que cela sous-entend d’avancées technologiques, comme les vaisseaux spatiaux, le voyage intersidéral ou encore les pistolasers. Même si on y insérait un élément de merveilleux, cela resterait de la Science-Fiction. Pourquoi donc ? Posons le schéma inverse : imaginons un monde type médiéval-fantaisie comme celui de Tolkien, mais ajoutons-y un pistolaser ou une ruine qui s’avère être un vaisseau spatial antédiluvien. Est-ce toujours de la fantaisie ? Pas vraiment. La raison est toute simple ; la technologie. À partir du moment où l’on trouve une technologie avancée (par rapport à notre temps), le genre appartient forcément à la Science-Fiction. Ce n’est pas tant la quantité de technologie ou la prégnance de celle-ci dans l’œuvre qui compte, mais sa simple présence suffit. D’ailleurs, cela se base plus  sur une convention largement admise par tous depuis le début du siècle dernier que sur de la logique, mais il en est ainsi. Encore une fois, l’on pourrait citer La Croisée des Mondes en contre-exemple, à cause de nombreux automates (qui inspireront la culture pop du steampunk au passage) qui parsèment le récit ; mais sans doute Pullman a-t-il crée là une exception du genre. L’on se bornera alors à considérer le simple fait que son livre est généralement admis comme une œuvre de Fantasie parce qu’il comprend des éléments de merveilleux, qui eux-mêmes sont la source du fonctionnement desdits automates. Ces derniers ne marchent pas grâce à une forme de technologie que l’on pourrait atteindre dans le monde réel, contrairement à ce que l’on trouve en Science-Fiction.

Malgré toutes ces subtilités, le marché de l’édition actuel se borne au mainstream. On le voit tous les jours, de nouveaux recyclages de l’œuvre de Tolkien sont lancés par des éditeurs à grand renfort de marketing. Cela, au point que certains vont même jusqu’à dire que Tolkien est l’alpha et l’oméga de la Fantasie. Non pas dans le génie de son œuvre, mais dans les normes qu’il a posé et portées en hégémonie par les maisons d’édition, des majors aux indépendantes. Alors, Tolkien a-t-il tué malgré lui la Fantaisie en imposant les futures normes commerciales du genre, à commencer par le sempiternel triptyque Hommes-Nains-Elfes ? Force est de constater qu’à l’heure actuelle la réponse est malheureusement positive. Sans doute aurait-il vertement critiqué une telle manipulation de son œuvre, même indirecte, mais là n’est pas la question. Aujourd’hui, qui connaît vraiment les œuvres de Fantaisie d’avant la publication du Hobbit et du Seigneur des Anneaux ? Il y en a pourtant une ribambelle, dont certaines ont influencé Tolkien ! Citons d’abord La Fille du Roi des Elfes écrit en 1924 par Lord Dunsany, qui est considéré comme la première œuvre de Fantaisie moderne, à l’instar des œuvres de Jules Vernes pour la Science-Fiction. Tous les éléments qui préfigureront au genre dans les futures décennies s’y trouvent, à commencer par l’incontournable (du moins est-ce devenu le cas aujourd’hui) présence d’Elfes. L’œuvre du baron de Dunsany compte aussi son lot de magie et d’un univers entièrement merveilleux : le Royaume des Elfes, où le temps s’écoule différemment (le héros pense y demeurer une seule journée pour se rendre compte, à son retour, que dix années se sont en fait écoulées) ! Un autre exemple, bien plus connu, est sans conteste Lovecraft et son cycle du rêve, qui précède celui du Mythe de Cthulhu, où l’univers n’échappe pas à la règle. Les Contrées du Rêve, comme leur nom l’indique, sont faites de merveilleux et uniquement de merveilleux. Il y a d’ailleurs une forte belle pensée du protagoniste dans la nouvelle Polaris qui pose le contraste nécessaire entre Fantaisie et Fantastique. Le cycle des Contrées du Rêve se fonde en effet sur le rejet pur et simple de la réalité, au point que le reclus de Providence en vint parfois à inverser rêve et réalité ! Lovecraft traduit ainsi la détresse du rêveur qui vient de se réveiller alors que la cité d’Olathoé est menacée d’invasion : « quand je relevai les yeux, c’était dans un rêve : un rêve où je voyais, par-dessus d’horribles arbres qui se balançaient dans des marais de cauchemar, l’étoile Polaire me regarder depuis l’autre côté de ma fenêtre, avec un effroyable rictus ».

Vue d’ensemble de Kadath (image tirée du guide illustré « Kadath, d’après l’oeuvre de Lovecraft » publié chez Mnémos)

D’autres romans pourraient être cités, comme le méconnu mais non moins fameux Gormenghast (trilogie publiée de 1946 à 1959) de Mervyn Peake, bien que l’on soit tenté de le classer dans le genre du réalisme magique tant il semble pouvoir s’incorporer dans notre monde. Le réalisme magique est un genre littéraire bien particulier et assez nébuleux, entre Fantaisie, Fantastique ou conte philosophique, comme c’est le cas du Désert des Tartares de Buzzati ou de Cent ans de solitude de Márquez. Les récits se déroulent dans des lieux vraisemblables, mais totalement fictifs. Le village de Cent Ans de Solitude et le Fort du désert des Tartares n’existent tout simplement pas, et le merveilleux y figure en filigrane, et non aussi explicitement qu’en Fantaisie ou Fantastique.

Alors pourquoi Tolkien est-il devenu le parangon commercial du genre, malgré la publication d’œuvres postérieures telle que la saga Elric de Moorcock, ou la réutilisation d’œuvres antérieures au cinéma comme Conan le Barbare ? C’est là un mystère propre aux caprices commerciaux des politiques de maisons d’édition, mais il ne serait guère audacieux d’avancer que l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux n’y est pas étrangère. C’est en effet à cette date que l’on a assisté à une résurgence de la Fantasie dans la littérature populaire, alors que la Science-Fiction était déjà à bout de souffle depuis le milieu des années 1990. L’apparition de nouveaux genres comme la bit-lit, qui accoucha de Twilight (quoiqu’Anne Rice puisse être considérée comme précurseure du genre), n’est guère un signe encourageant quant à la politique éditoriale des maisons d’édition. Il est certain que tant que la littérature sera considérée comme un bien marchand parmi d’autres, qui doit donc engranger des bénéfices afin d’être rentable, les éditeurs ne chercheront guère à prendre des risques. Cela est d’autant plus dommageable que cela s’accompagne d’une baisse évidente du style d’écriture des auteurs. Si certains se récrient en lisant Tolkien, beaucoup se désolent de lire des auteurs à la syntaxe hasardeuse, à l’intrigue insipide et manichéenne, et pourtant présentés à chaque fois comme le nouveau fer de lance du genre. Là où les auteurs comme Tolkien, Howard ou Dunsany puisaient énormément dans les sources mythologiques et légendes folkloriques, les auteurs actuels se contentent trop souvent de piocher chez leurs prédécesseurs ! Bien sûr, il reste des auteurs comme Jaworski qui présentent encore un véritable cachet littéraire de par leur écriture, mais aussi de par la complexité du monde qu’ils construisent, évitant ainsi la facilité du manichéisme. George R.R. Martin fait partie de ceux-là, mais il n’est point auteur français. Et c’est là que le bât blesse ; les maisons d’éditions françaises se sont désintéressées des écrivains nationaux pour céder à la facilité de la traduction, récupérant du même coup une campagne de communication à moindre coût, puisque déjà faite outre-Manche ou outre-Atlantique ! C’est ainsi que l’on arrive au cercle vicieux actuel : les écrivains français, pour avoir une chance d’être édités, copient ce que font les auteurs anglophones, alors qu’eux-mêmes cherchent à innover. Valerio Evangelisti le déplorait déjà dans sa tribune La science-fiction en prise avec le monde réel, publiée dans Le Monde Diplomatique en 2000. Mais il semble que le serpent ne soit pas prêt de cesser de se mordre la queue.

À propos de Fabrizio Tribuzio-Bugatti

Juscagneux, souverainiste pasolinien. Rédacteur en chef de la revue Accattone et président du Cercle des Patriotes Disparus. Voir tous les articles par Fabrizio Tribuzio-Bugatti

One response to “L’évolution éditoriale de la Fantaisie

  • Tesrathilde

    Quel plaisir de lire un texte bien construit, bien argumenté, avec quelques piqûres de rappel qui dépassent les pseudo-analyses commerciales !
    Un petit point cependant avec lequel je ne me sens pas tout à fait d’accord : « Posons le schéma inverse : imaginons un monde type médiéval-fantasy comme celui de Tolkien, mais ajoutons-y un pistolaser ou une ruine qui s’avère être un vaisseau spatial antédiluvien. Est-ce toujours de la fantasy ? Pas vraiment. La raison est toute simple ; la technologie. À partir du moment où l’on trouve une technologie avancée (par rapport à notre temps), le genre appartient forcément à la Science-Fiction. » Si l’on prend comme postulat que tout ce qui a trait à la magie, qui ne peut pas être explicité de manière « rationnelle », appartient et définit le genre Fantasy (postulat posé par la parabole du Chat etc.), alors ça ne marche pas. Cependant j’ai l’impression de très bien voir ce que tu veux dire en continuant par : « D’ailleurs, cela se base plus sur une convention largement admise par tous depuis le début du siècle dernier que sur de la logique, mais il en est ainsi. », j’avais d’ailleurs lu dans un truc qui remonte à loin que la Fantasy pouvait être analysée comme un sous-ensemble de la SF où l’irrationnel est expliqué par la magie au lieu d’une pseudo-science (pardon à tous les auteurs qui mettent leurs tripes à trouver des alternatives le plus réaliste possible ^^). Je trouvais ça déjà un peu bizarre à l’époque, mais en même temps je pense que c’est important de secouer le panier à théories pour voir lesquelles tiennent le plus la route. Cependant dans mon esprit, si l’opposition magie vs technologie marche souvent très bien, il est aussi question, au moins dans les premiers âges, de structure générale de l’oeuvre, but réflexif avoué ou non, types de personnages, présence ou non de réflexion sur l’humain et l’humanité… De là des choses Fantasy qui sonnent étrangement proches de grandes œuvres SF, ou l’inverse. Je pense qu’il y a des recherches à faire en se calquant sur ces plans-là aussi au lieu de se concentrer principalement sur le thématique, tout simplement parce que la SF du moins se définissait, ou s’est définie à une époque, par autre chose que « nous on écrit sur des trucs avec des boulons ». 🙂 Est-ce toujours vrai aujourd’hui ? Je ne sais pas trop, je me pose souvent la question (je devrais lire plus de Fantasy moderne, certainement).
    Enfin, si Pullman met effectivement pas mal d’automates en scène, je ne sais pas trop si c’est vraiment lui qui a lancé le steampunk – en fait à l’époque où je lisais Pullman j’avais trouvé le terme « néo-victorien » dans un livre d’analyse littéraire (me demandez pas le titre ou l’auteur, ça remonte au collège !), et j’avais plus ou moins dans l’idée qu’un grand précurseur du steampunk, ou néo-victorien, était Jules Verne et ses machines fabuleuses. Entre deux j’imagine que quelques auteurs ont bien du exploiter le filon, bien que je manquasse cruellement de références dans ce sous-domaine.

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