L’Écume des Jours est le premier roman de Boris Vian à être publié, en 1947 (Troubles dans les Andains fut écrit en 1942, mais publié seulement en 1966). Œuvre absurde où l’on se délecte au fil des pages des habitudes saugrenues qui sont naturelles aux personnages et à l’ambiance de jazz, l’esprit de l’œuvre générale de Vian n’est pas aussi évident qu’on pourrait le croire tant on peut faire de lecture en filigrane de ses romans. Sans doute est-ce pour cela qu’il décéda par arrêt cardiaque lors de l’adaptation de J’irais cracher sur vos tombes à 39 ans. C’est donc avec appréhension que l’on attendait l’adaptation cinématographique du premier roman édité de Vian.
Autant le dire tout de suite, la version cinématographique de L’Écume des Jours m’a laissé mi-figue, mi-raisin. La première moitié m’a paru franchement ennuyeuse, la seconde, plus axée sur la tournure dramatique de l’histoire, était de loin la plus convaincante, et c’est par ailleurs le symptôme du film dans sa globalité. Il ne brille pas par le caractère absurde de l’œuvre propre à Vian, mais par l’aspect comédie-dramatique, fleuron du cinéma français.
Plus clairement, le film donne l’impression que le réalisateur a voulu donner sa propre vision de l’absurde, le récit et le traitement qu’en fait l’auteur n’étant plus qu’un prétexte. Explications :
Au vu de l’époque où le récit fut écrit, il est important de souligner la bonne volonté de l’auteur d’en respecter les aspects (ce qui n’a pas empêché certains anachronismes, comme des figurants habillés à la mode actuelle ou des voitures fin XXe siècle). Malheureusement, le réalisateur a, pour cela, produit une débauche de décors et d’accessoires, plus précisément ceux intrinsèques au côté absurde du récit originel, mais en leur conférant un vaste aspect que l’on pourrait qualifier caustiquement de « brocante ».
Sans doute cela est-ce né de la volonté d’essayer de rendre leur apparence la plus rationnelle possible en imaginant des outils de l’époque pour les élaborer, mais nous trouvant dans un monde proprement absurde, il est dommageable d’avoir voulu donner une apparence réaliste à ce qui ne l’est pas par nature. Une critique du film résume encore mieux que moi l’impression dégagée :
« un marasme d’effets spéciaux fantaisistes, outranciers et contradictoires se dirigeant parfois du côté d’un futurisme improbable (les ondes colorées des danseurs du bigglemoi) puis, le plus souvent, vers une forme de bricolage enfantin volontairement laid (les voitures des flics cartonneuses, le déguisement de la souris acheté chez un magasin de farces et attrapes…), marasme qui devient rapidement écœurant et systématique. »
D’autres éléments purement absurdes dans le récit, mais pourtant poétiques sont par exemple totalement oblitérés. On pense notamment au foulard dont les couleurs s’envolent au gré du vent pour indiquer la direction à Colin au début du roman, au cadavre qui se met à flotter dans les airs… À l’inverse, le spectateur à droit à la curieuse manie d’octroyer aux jambes des longueurs disproportionnées, à une course de kart en cartons, sans compter la fusée dans l’église lors de scènes que l’on ne trouve pas décrites comme telles, ou carrément inexistantes dans le roman. Demeure encore la souris qui, dans le film, devient un acteur déguisé dans un costume vieillot qui ne fait ni rire, ni attire la pitié de personne. Tout cela n’a eu pour mérite que de neutraliser toute la poésie qui se dégage du roman.
Alors certes, l’on pourra rétorquer que c’est ce qui se veut être le cachet du film, que c’est donc voulu, mais quand c’est raté, c’est raté.
Restent les acteurs. Alors qu’on était légitiment en droit de craindre un retour du syndrome « Astérix et les Jeux olympiques », force est d’admettre que pour L’Écume des Jours le casting demeure convaincant et, sans doute, est-ce cela qui sauve le film de la mauvaise adaptation. De Gad Elmaleh à Romain Duris, en passant par Audrey Tautou, ils respectent bien l’esprit des personnages du livre, et ce, malgré l’indifférence de Gondry à l’égard de leur symbolique. Et c’est là que vient mon impression mitigée.
C’est justement cette lecture quelque peu en filigrane et à différent degré que Gondry a oblitérée. L’addiction de Chick à Jean-Sol Partre n’est que superficiellement abordée, le désespoir d’Alise carrément absent jusqu’à la fin. L’empathie que l’on peut ressentir à l’égard des personnages provient plus de leur jeu et de l’avancée de l’histoire que de la forme, et encore, tout le monde n’a pas forcément versé de larme en voyant Audrey Tautou mourir, même si elle le fait avec plus de classe que Marion Cotillard.
La force de l’œuvre de Vian, c’est aussi bien sa forme que son fond. L’absurde est une part intrinsèque du récit (à l’exception des œuvres qu’il signa sous le pseudonyme de Vernon Sullivan), il le sert totalement tout comme il y a une réciprocité (le délabrement du moral de Colin impacte sur le rétrécissement de sa maison). Or, ce qui fait la force du film, ce n’est justement pas ce rapport, car il ne va pas de soi, contrairement au livre. L’on est beaucoup plus admiratif par le jeu d’acteur et la tournure dramatique de l’histoire que par le rapport entre ceux-ci et la forme. En clair, le film aurait malheureusement gagné en se dépouillant du côté surréaliste. Ce n’aurait plus été une adaptation fidèle de Vian, mais ç’aurait eu le mérite d’être une bonne comédie dramatique. Ici, pire que l’hésitation du réalisateur entre l’un et l’autre tout le long du film, il y a une véritable césure à la moitié de celui-ci. Sans doute cette discontinuité est-elle due au fait que la descente aux enfers des personnages est trop précipitée par rapport au roman, de la débauche d’effets qui n’est pas toujours justifiée ou si ampoulée qu’on ne la saisit pas… Il est pourtant notable que le principal écueil des adaptations littéraires est de ne pas prendre son temps. Certes, deux heures sont déjà longues, mais L’Écume des Jours n’est pas une nouvelle de 10 pages et Boris Vian n’est pas un auteur de bit-lit. Soit l’on se donne la peine de faire les choses correctement en respectant l’œuvre et surtout son esprit, soit l’on se contente de la comédie dramatique de base oubliable dès la sortie de salle, mais l’on ne conjugue pas les deux. À moins d’assumer sa position de massacreur du patrimoine littéraire. S’il y a une chose à retenir de cette adaptation, c’est bien celle-ci : n’est pas artiste qui veut.
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